A l’enseigne du léopard qui feule, la journée rouge et blanche s’est terminée avec La Nuit Fauve du Cinéma suisse. Quelque 2000 personnes sont venues boire des coups et s’éclater sur la plage du Lido. Les projecteurs dirigés vers le ciel repeignent en vert les peupliers et éclairent le ventre des pipistrelles zigzaguant dans la nuit. Au-dessus, la lune est presque pleine. Sur la pelouse, Nicolas Bideau se réjouit: «On vous avait promis une fête, et bien la voilà, et ça c’est de la fête!».
Après le mambo d’enfer, la surprise de Michael Steiner. Le wunderkind du swiss film fait projeter des images de films porno produites à Zurich dans les années 70 par Erwin C. Dietrich qu’une poignée de comédiens des deux langues nationale doublent en direct. Peut-être cette satire de la politique culturelle est-elle drôle, mais la foule compacte empêche de voir et le volume des conversations d’entendre les paroles. Le happening déborde de l’écran. Une fille en bikini passe en courant, elle porte une fusée plus grosse que les jouets érotiques que l’on voit dans No Body is perfect; près du lac un (modeste) feu d’artifice fait tourner ses soleils. «Wehrlin reviens, ils sont devenus fous!» rigole un producteur.
Vue depuis la rive opposée du Lac Majeur, la fête doit faire envie. De l’intérieur, elle est naturellement rongée par les perfidies et les médisances qui sont consubstantielles au cinéma suisse. Cibles privilégiées: Mon frère se marie, de Jean-Stéphane Bron, qui a attiré 7900 personnes sur la Piazza, et le DVD Le Cinéma suisse de demain édité par l’OFC.
Les professionnels de la profession font la fine bouche. Le film de Bron ne «fonctionne pas», la tension baisse dans la seconde partie, la première n’est pas si bien que ça, oui les gags sont drôles, mais finalement je n’ai ri que trois fois, on ne croit pas à l’histoire, on fait l’impasse sur la famille de la fiancée, Aurore Clément est inexpressive, Ang Lee a fait mieux dans Garçon d’Honneur, «sincère mais décevant», et nani nanère et jus de vipère… Et merde ! Voilà un film qui réussit à faire rire comme on n’avait plus ri depuis un moment au cinéma (suisse) et toucher dans le même élan en dévoilant la fragilité des êtres, un film qui intègre la grammaire du documentaire pour traquer au plus près la vérité des acteurs, un film qui trouve un ton doux-amer original pour évoquer la famille en crise et le choc des cultures au gré de dialogues ciselés et d’un timing très sûr, et l’on boude son plaisir, l’on prend des moues peinées, compatissantes. Sans doute le succès que Jean-Stéphane Bron a rencontré avec Mais in Bundeshuus en a énervé plus d’un; maintenant, ils vont lui faire payer l’audace qu’il a montrée en passant à la fiction.
Et puis le DVD… Un malheureux DVD regroupant 30 cinéastes prometteurs, pour attirer l’attention sur la cinématographie nationale. La plupart des pays disposent de ce genre d’outil, la Suisse est la dernière à s’en doter et l’on pousse des cris d’orfraie. Comment des fonctionnaires fédéraux, donc bernois, donc par définition grisâtres et durs de la tête, osent-ils s’arroger le droit de décider quels sont les cinéastes d’avenir? Pourquoi ces trente et pas d’autres? Pourquoi seulement trente? Qui va s’y intéresser? Qui va acheter notre cinéma? Pourquoi Borgeaud et pas Berger? Pourquoi Baier et Bron? Où sont les réalisateurs italophones? Les cinéastes se divisent en deux camps: ceux qui n’ont pas été retenus et qui râlent, ceux qui figurent sur le DVD et jouent les vierges effarouchées, Dieu est témoin que je ne voulais pas…
Ce grouillement de mécontentements larvés traduit une réticence à l’égard des innovations imaginées par Nicolas Bideau. Du changement oui, et rapide en plus, mais prenons d’abord le temps de réfléchir au changement, donnons-nous les moyens d’évoluer dans le consensus mou… Ce DVD n’est sans douter pas la panacée, il ne va pas faire trembler Hollywood sur ses bases. Mais il existe. Il permet au grand public – et aux acheteurs étrangers – de découvrir la tête de Michael Steiner, de se faire une idée et peut-être des envies.
En 1991, à l’occasion du 700 e anniversaire de la Confédération, les cinéastes suisses parlaient de boycotter les festivités pour ne pas se compromettre et exprimer leur mécontentement. Fredi M. Murer leur avait répondu qu’à sa connaissance, rien faire n’avait jamais fait bouger les choses…
La nuit s’avance au Lido. Un DJ balance la purée techno tandis que sur l’écran passe en boucle le spot promotionnel conçu par SwissFilms. On y voit des extraits des films qui ont remporté des prix à Soleure. Dont une scène d’Exit, le droit de mourir, de Fernand Melgar: la dame malade qui a choisi d’abréger ses souffrances est couchée sur son lit de mort, juste avant d’absorber la potion de la délivrance. Ces images dont la gravité confine au sacré défilent sur l’écran, désubstantialisées, scandaleusement décalées, réduites à un gimmick, tandis que la boule miroir éparpille ses éclats et que le bon peuple du cinéma suisse s’éclate sur un remix de Popcorn… C’est ainsi que les grandes douleurs finissent en danses et chansons, c’est ainsi que la nuit fauve se prolonge.
La phrase du jour «Celui qui se lève tôt reçoit la grâce de Dieu». Proverbe russe cité dans La Traductrice d’Elena Hazanov. Les acteurs du cinéma suisse ont dû la méditer à l’aube du lendemain…
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