Donc, révolté par tant d'injustice et de solitude, Momo écrabouille d'un coup de poing la tourte forêt-noire qui lui servait de gâteau d'anniversaire dans Aux Frontières de la Nuit. Ce puissant symbole se retrouve dans Le Grand Meaumeaulnes: arrivé sans sa fiancée à sa fête de mariage, Frantz de Galais, désespéré, décapite d'un revers de la main la pièce montée…Les deux cinéastes ont dû compulser le même dictionnaire des symboles. Dans le livre d'Alain-Fournier, au creux de la nuit, au plus profond d'un bois de sapins, Frantz se tire une balle dans la tête et, hagarde, affolée, la silhouette livide d'un grand pierrot court à sa rescousse… Image lointaine, irréelle comme un mauvais rêve. Plus tard, Frantz revient tel un fantôme, déguisé en bohémien, méconnaissable sous son bandage…
Ces images étranges et fortes nous hantent depuis l'adolescence. Il faudrait beaucoup de talent pour les porter à l'écran. Les charmes du Grand Meaulnes sont délicats, un rien suffit à les briser. Une poussée de rationalisme, une allergie aux langueurs de l'adolescence, et le roman se met à boiter. Peut-on croire qu'Augustin Meaulnes et son ami François Seurel passent des années (quelques mois en réalité, mais la temporalité est trompeuse...) à rechercher un domaine situé dans un rayon de 30 kilomètres autour de leur village? Certes, Google n'existait pas à la fin du 19 e siècle; mais n'y avait-il vraiment personne qui connût le château des Sablonnières où se déroulait une grande fête? Pas un boulanger de Sainte-Agathe qui y eût livré des petits fours?
Au diable ces ratiocinations. Ce roman de l'idéalisme déçu continue d'exhaler sa lumière trouble et de touiller d'anciennes mélancolies. Ses pages recèlent des échos étranges. Souvenez-vous de cette partie de baignade, quand les élèves de M. Seurel plongent une bouteille de limonade dans "la fontaine de Grand'-Fons, une fontaine creusée dans la rive même du Cher. Il y avait toujours dans le fond des herbes glauques et deux ou trois bêtes pareilles à des cloportes"… Hélas! Une fois la bouteille rafraîchie, il ne reste à chacun qu'un peu de mousse âcre qui pique le gosier et ne fait qu'irriter la soif. Ce rituel décevant est une métaphore de tout le roman – d'ailleurs "fontaine" rime avec "domaine": on a soif de vie, mais la réalité est pleines de menaces diffuses, comme des algues ou des cloportes; et une fois saisi, l'objet du désir est comme une limonade éventée.
Quel cinéaste eût été assez délicat pour mettre en scène cette poésie diffuse comme un carillon vespéral, un lampion dans la soir d'hiver, une lampe derrière un volet? En aucun cas Jean-Daniel Verhaeghe (auteur de quelques téléfilms honorables comme la Controverse de Valladolid ou Le père Goriot), ni son scénariste, Jean Cosmos, capable du meilleur (Capitaine Conan) comme du pire (Effroyables jardins). Ce deux ont élagué et trahi le roman avec une maladresse et une arrogance confinant à l'imbécillité pure.
A peine arrivé à l'école de Sainte-Agathe, Augustin Meaulnes acquiert le statut de héros en sauvant un élève de la noyade (bonne idée scénaristique ça, et originale!). Il fait sa fugue, découvre le "domaine sans nom". Malheur à ceux qui rêvaient depuis toujours à la fête étrange: ils ont droit à quelques déguisements de mardi gras et une ronde ridicule. Yvonne de Galais est une petite personne insignifiante. Comme Frantz n'essaie pas de se suicider, on supprime son retour sous bandage et déguisement. Et déjà les événements s'enchaînent dans un fatras de flashes back, de voix off, d'envolées mélodramatiques risibles et de scènes pittoresques: François retrouve Yvonne, Augustin retrouve Valentine, ils se souviennent tous un peu tard de leurs serments.
Allez savoir pourquoi, les auteurs ont déplacé l'action des années 1890 aux années 1900. Ce qui permet de rajouter une séance de cinéma lors de la fête et surtout, quelle invention!, le thème de l'aviation: à bord de son aéroplane, Frantz de Galais essaye de battre le record de vol en altitude! Comme enivrés par leur imagination, les deux compères trahissent dès lors sans vergogne l'esprit du livre.
Selon Alain-Fournier, Augustin Meaulnes, romantique inapte au bonheur, s'enfuit au moment où il possède enfin le blond objet de son désir, la flamme perdue à laquelle il a dédié son adolescence. "Que se passa-t-il dans ce cœur obscur et sauvage?" se demande le narrateur du Grand Meaulnes. "Peur de voir s'évanouir bientôt entre ses mains ce bonheur inouï qu'il tenait si serré? Et alors tentation terrible de jeter irrémédiablement à terre, tout de suite, cette merveille qu'il avait conquise?".
Verhaeghe et Cosmos lui trouvent une excuse pour avoir raté la naissance de sa fille et la mort de sa femme: suite à un malentendu, Meaulnes est emprisonné deux ans par l'Armée française. Il courait derrière l'avion de Frantz pour lui dire "J'ai retrouvé ta fiancée"; les militaires ont cru avoir affaire à un saboteur...
A propos d'armée, voilà la guerre de 14. Augustin Meaulnes et ses amis sont enrôlés. A la première escarmouche il tombe dans la luzerne. "Dans le roman, Meaulnes part avec son enfant", explique Verhaeghe. Faux! Il réapparaît, surgi d'on ne sait quelle équipée, et porte sa fille de deux ans. Le narrateur conclut: "Et déjà je l'imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures". A cette fin fantasmatique, le cinéaste qui a mal lu le livre préfère le mélodrame d'un destin brisé et peu importe que le personnage littéraire rejoigne son créateur, Alain-Fournier tombé au champ d'horreur…
Un dernier mot sur les comédiens. Hormis Philippe Torreton (M. Seurel) et Jean-Pierre Marielle (M. de Galais) qui font ce qu'ils peuvent, la distribution s'avère calamiteuse. Surtout en ce qui concerne les deux personnages principaux. Augustin Meaulnes, ce garçon ténébreux que l'on imagine comme le pendant solognot de Corto Maltese, est interprété par Nicolas Duvauchelle: pas mauvais dans Poids léger, l'acteur est ici aussi expressif qu'une asperge bouillie. Quant à Jean-Baptiste Maunier, ex-Choriste, il est mauvais de bout en bout, et totalement ridicule lorsqu'on lui colle une fausse moustache pour faire croire qu'il a 22 ans et son brevet d'instituteur en poche…
Pour pouvoir continuer à chérir le souvenir de l'escapade de Meaulnes, belle comme une fontaine à laquelle, adolescent, nous nous sommes désaltérés, rayons à jamais de nos mémoires le film exécrable que des tâcherons en ont tiré.
"Ratiocinations". Merci, je le note.
Rédigé par : Julien | 28 septembre 2006 à 20:03