Attirés par la Ville Lumière, certains grands cinéastes viennent faire un film à Paris. Et leurs ailes de géants semblent se consumer au contact de la médiocrité caractéristique du cinéma français contemporain. L’an dernier, à Locarno, Hou-Hsiao Hsien présentait Le ballon rouge, un film informe, invertébré, dans lequel une Juliette Binoche en roue libre improvisait des banalités sur les petits pains au chocolat. Le maître coréen disait ne pas comprendre le français et se targuait d’avoir laisser s’exprimer ses comédiens: cela se remarquait.
Toutes proportions gardées, Amos Gitaï est à son tour victime de la malédiction de la Tour Eiffel. Venu recevoir un Léopard d’honneur sur la Piazza grande, le cinéaste israélien a présenté Plus tard tu comprendras. Film de commande de Jérôme Clément, directeur d’Arte, d’après le roman autobiographique de Jérôme Clément. Victor cherche à apprendre auprès de sa mère, Rivka (Jeanne Moreau avec sa tête de momie simiesque), les événements tragiques qu’a connus sa famille pendant la guerre. Bien malin qui comprendra. Car avec sa temporalité brouillée (entre 1987 et aujourd’hui…), son flash-back lamentable (ne faudrait-il pas mettre à l’amende les cinéastes qui continuent à reconstituer les exactions allemandes de 1940?), sa rhétorique de téléfilm et ses personnages pesamment emblématique, ce film consternant s’avère bien incapable de dissiper les ombres du passé. Indigne du réalisateur de Kadosh ou Kippour.
Les films en compétition n’ont pas toujours bonne mine. On sort anéanti de März, de Händl Klaus, qui met en scène des Autrichiens dépressifs (pléonasme) sans l’esprit subversif de Haneke. Trois familles unies dans le deuil de trois fils qui se sont suicidé collectivement. On sort guère moins accablés de Het Zusje Van Katia, de Mijke de Jong, qui suit une fille de 13 ans laissée à elle-même tandis que sa mère alcoolique se prostitue et que sa grande sœur se poudre le nez en attendant de suivre la voie maternelle.Et puis, un film formidable, une décharge d’énergie malicieuse vient secouer la torpeur de la compétition internationale : Un autre homme, de Lionel Baier. Cet impromptu au budget dérisoire de 350 000 francs, tourné sans aide fédérale de manière presque clandestine, témoigne d’une jubilation cinématographique, d’une créativité jaillissante, d’une insolence rafraîchissante.
Licencié en français médiéval, François robin s’établit à la Vallée de Joux où son amie a été nommée. Il se déniche un petit job à la feuille de chou locale, chiens écrasés et critique cinéma. A l’inverse de son prédécesseur, qui faisait plaisir à la directrice du cinéma en troussant d’aimables laïus sur les films qu’elle projette («Un intrigue coulante comme un bon vacherin de notre Vallée»), le critique malgré lui s’avère incapable de dire si un film est bon ou mauvais. Il trouve plus simple de recopier les articles de la revue Travelling.
A Lausanne, il rencontre dans les projections de presse rosa Rouge (Natacha Koutchoumov, décidément géniale), une vraie critique, rompue au cynisme et à la sémantique que suppose la fonction. Le rustaud et la fine mouche s’attirent, se repoussent. Elle fait son éducation sentimentale, il acquiert sa liberté.
Un autre homme est un film drôle, qui ne se réclame pas du comique lourdingue avec allusions salaces, comme Chaos Theory, mais plutôt de l'esprit de Flaubert. En cinéaste accompli, Lionel Baier ne fait pas rire en accumulant les gags, mais en soignant les dialogues et en saisissant les cocasseries de la vie : la queue d’un renard mort flottant sur la neige a un potentiel comique que nous ne soupçonnions pas avant que Lionel Baier ne la filme. La satire d’un milieu professionnel, cette clique de grands enfants beaux parleurs que sont les critiques de cinéma à laquelle l’auteur de ces lignes a l’honneur d’appartenir, est d’une justesse hilarante. L’érotisme est aussi à l’honneur, ludique et sensuel, cru («ce que c’est moche une couille») et saugrenu (de l’influence de la cuisine chinoise sur le langage des corps).Si à Locarno aujourd'hui le cinéma semble aussi vivant, c'est à Lionel Baier (et Natacha Koutchoumov) qu'on le doit.
La phrase du jour
«Moi je fume depuis que c’est interdit. Le plaisir de désobéir est encore plus fort que la nicotine»».
Bulle Ogier dans Un autre homme
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