Dans tous les films de Bruno Podalydès figure la fusée à damiers rouges et blancs d'Objectif lune. Elle est posée sur un rayonnage du Brico-Dr(e)am où se déroule le troisième acte de Bancs publics (Versailles Rive Droite). Une autre allusion à Tintin émaille le troisième volet de la trilogie consacrée aux gares versaillaise: un voisin (Bernard Campan) évoque "nos soldats qui se battent en Syldavie" – et l'on se souvient que, dans Dieu seul me voit (Versailles Chantiers), Albert Jeanjean invite Anna (Jeanne Balibar) au Klow, le fameux restaurant syldave où le petit reporter à houppette déjeune dans Le Spectre d'Ottokar…
Le cinéma de Bruno Podalydès est fait de petits riens délectables, de références légères, de clins d'œil réservés à une communautés de gens qui savent que les plus charmants sourires peuvent cacher des abîmes de mélancolie.
Le triptyque versaillais détaille trois âges de la vie sentimentale. Versailles Rive-Gauche (1992), c'est l'émoi du premier rendez-vous: Arnaud (Denis Podalydès) attend une fille et tous les fâcheux de la terre envahissent sa mansarde. Dieu seul me voit (1998) recense les hésitations du cœur: Albert Jeanjean (Denis Podalydès) hésite entre la brune Sophie, la brune Corinne et la brune Anna (NB: ce film est une pure merveille. Dans sa forme brève et plus encore dans sa forme longue, six épisodes d'une heure, disponible en DVD). Enfin, Bancs Publics évoque l'ultramoderne solitude à travers quelque 80 personnages, dont Aimé Mermoz (Denis Podalydès), qui porte la blouse azur des employés du Brico-Dr(e)am – le "e" de l'enseigne s'est éteint, le rêve tourne au drame…
Unité de lieu: Versailles. Unité de temps: une journée. Unité d'action: la vie, dans sa banalité quotidienne. Trois actes: le matin, dans un bureau; pause déjeuner dans le square; l'après-midi au magasin de bricolage – et ces trois décors sont tous labyrinthiques. Détonateur de cette journée presque comme les autres: l'attention des employés du bureau est attirée par une banderole sur le mur de la maison d'en face, qui dit en blanc sur fond noir: "Homme seul". Cette singularité agite les esprits. Teasing commercial? Appel au secours? Plan drague? Ça fantasme dur autour de la machine à café… Au soir de cette journée quasiment particulière, l'amour fera entendre sa musique, mais par mille détours…
Le casting rassemble 86 comédiens. Podalydès convoque quelques familles du cinéma français. La famille Despleschin (Chiara Mastroianni, Catherine Deneuve, Emmanuelle Devos, Hyppolite Girardot, Mathieu Amalric…), un tiers du Splendid (Balasko, Lhermitte) et les Inconnus au complet, deux comiques de la télé (Elie Semoun, Bruno Solo), un Arditi de chez Resnais, la belgian connection (Benoît Poelvvorde, Olivier Gourmet), quelques figures tutélaires et chenues (Michel Aumont, Claude Rich, Michael Lonsdale), sans oublier son propre clan (son frangin Denis, Olivier Gourmet, les trop rares Isabelle Candelier, Jean-Noël Brouté, Pierre Diot…)
Ce beau monde anime un film qui s'impose des contraintes structurelles, comme Alain Resnais, et témoigne d'un sens aigu de l'observation, comme Jacque Tati. Bancs publics, c'est comme le Brico-Dr(e)am: on y trouve tout: de la satire, de l'humour, de l'absurde (les capsules de Grospresso larges comme des écuelles!), des inventions langagières, des portraits minutes, les cocasseries de l'existence – il ne manque guère qu'un rythme un tout petit peu soutenu par moments…
On y croise des bricoleurs du dimanche, un ancien élève qui travaille comme fantôme dans un train fantôme, un père anxieux qui s'inquiète que son bébé ait l'air anxieux, des gosses qui jurent et jouent, de vieux joueurs de backgammon évoquant le rituel de la coloscopie… Des avions de papier volent au-dessus des haies. Le discours économique dominant, selon lequel il importe toujours de pondérer le différentiel, s'exprime en majeur dans la PME et en mineur, en face, au Brico-Dr(e)am: sa grossièreté de fléchit pas, particulièrement dans la bouche du PDG (Pierre Arditi), mâle dominant humilié par sa femelle, qui accumule les lapsus, ô significatives interférences des lexiques entrepreneurial et sexuel ("stratégie à long sperme…") Les dialogues sont d'une savoureuse subtilité: quand on lui propose de faire figurer ses initiales sur son paillasson, l'acheteur (Lonsdale) répond "Pas de triomphalisme"… Et les détails sont soigné: sur la porte de son placard, Lucie la secrétaire (Florence Muller) a punaisé un dessin d'enfant qui dit: "Maman ne sait pas ce qu'elle fera quand elle sera grande"…
Bruno Podalydès n'a jamais été aussi proche de Jacques Tati – jusqu'au plan final, cette vue aérienne du square qui tourne comme le carrousel des voitures au final de Play Time. Comme son illustre aîné, il fait entendre la musiquette douce-amère du temps qui passe et des amours qui se fanent pour rappeler la résistance passe par l'humour et la poésie.